Varey
Bataille de Varey
Voici un passage du livre "Histoire du château de Varey en Bugey" par Aimé Vingtrinier, publié en 1872.
Pleins d'infos sur cette région de l'Ain et sur l'histoire de ce territoire, lieu d'affrontement entre la Savoie et le Dauphiné avec notamment la célèbre bataille de Varey.
Bonne lecture 8;-))
...Hugues succéda, au commencement du XIIIe siècle, à Guerric, mort dans une vieillesse avancée. Bientôt, on s'entretint des charmes naissants et de la beauté gracieuse de la jeune Marie, dont les plus brillants seigneurs demandaient la main. Le préféré fut Amé, comte de Genève; le mariage fut célébré, au milieu des fêtes et des plaisirs, à Coligny-le Neuf, vers l’an 1240, et la jeune épouse apporta en dot à son époux, avec des domaines considérables, la seigneurie de Varey, beau présent de noces, dont sa nouvelle famille sut apprécier la valeur.
En 1309, c'est-à-dire soixante ans plus tard, Guichard de
Beaujeu vint à Genève attiré par la réputation de Jeanne, arrière-petite-fille
de Marie de Coligny. Guichard était un vaillant guerrier, un politique habile;
on admirait en lui toutes les rares qualités qui lui ont valu le nom de grand ;
il sut plaire, et Jeanne en devenant dame de Beaujeu, offrit à celui dont elle
était ardemment éprise les clés précieuses de la citadelle de Varey. Le bonheur
des deux époux ne fut pas de longue durée; Jeanne était d'une délicatesse de
santé extrême ; elle s'éteignit au milieu des larmes de ceux qu'elle aimait, regrettant
la vie qui lui était apparue si belle, regrettant celui dont elle portait le
nom, désolée surtout de mourir toute entière, et de ne pas laisser un fils qui
aurait rappelé son souvenir.
A la mort de sa fille, le comte de Genève revendiqua la
seigneurie de Varey. Prévoyant d'avance un malheur, il avait stipulé qu'il
serait libre, au cas où le sire de Beaujeu n'aurait pas d'héritier, de
reprendre ce beau domaine et de le payer une certaine somme, considérable si on
veut, mais n'équivalant pas, dans l'esprit de Guichard-le-Grand, à une
forteresse qui avait fait ses preuves et qui couvrait la province de Dombes du
côté des montagnes. Amoureux et tout à sa belle fiancée, le sire de Beaujeu
avait signé son contrat comme un prince. Quand il fallut tenir cette clause de
marchand, quand il vit le lion de Beaujeu descendre du haut des tours de Varey
, quand il vit surtout s'élever à sa place les armes d'Hugues de Genève, son
ennemi, sa colère fit des serments qu'il ne tint que trop fidèlement, mais
dont l'exécution attira bientôt sur lui et sur le Beaujolais une catastrophe
humiliante.
Hugues de Genève, grand-oncle de la dame de Beaujeu, était
fils de cette Marie de Coligny dont nous avons vanté la grâce et la beauté.
Comme tous les puinés, il n'avait guère que son épée; il possédait en outre la
seigneurie d'Anthon, sur les bords du Rhône, faible héritage pour un gentilhomme
nourri dans les grandeurs. Âgé, mais ambitieux, il accepta, en échange des
droits qu'il avait à réclamer sur la maison de Genève, la seigneurie de Varey
dont les terres étaient peu éloignées de ses possessions, mais dont la
citadelle était devenue un poste dangereux depuis que le comte de Savoie avait
conquis Saint Germain d'Ambérieux, Saint-Denis, Ambronay et quelques autres châteaux
relevant du Dauphiné. Sans mesurer le danger, fort de sa vaillance, sûr de
l'appui du Dauphin et comptant sur la hauteur de ses remparts, il s'enferma
dans sa forteresse, qu'il approvisionna comme si l'ennemi tenait la campagne.
Aux yeux du vieux soldat, un orage violent se préparait. Aussi prudent que
brave, il appela autour de lui des troupes vaillantes et dévouées, élagua les
serviteurs douteux et attendit les événements. Guichard-le-Grand ne pouvait, avec
les forces réunies du Beaujolais et de la Dombes, enlever un ennemi si bien
préparé, mais il avait dans le comte de Savoie un allié toujours prêt à
guerroyer contre Genève ou le Dauphiné. Depuis qu'il portait la couronne, Edouard
montrait une prodigalité compromettante et une bravoure qui allait jusqu'à la
témérité. En ce moment, sous les plus vains prétextes, il ravageait les terres
du seigneur de Faucigny et du comte de Genève; Guichard lui montre, sur les
bords de la rivière d'Ain, une proie brillante, il lui offre un but digne de
son courage; sa politique a organisé une ligue puissante dont le comte sera le
maitre et le chef; Edouard consent ; l'espoir de porter un grand coup enivre
son orgueil, il se décide, malgré l'avis de ses fidèles serviteurs, se rend à
Bourg et de là fait appel tous ses vassaux.
Par les soins de Guichard, des messagers sont envoyés au duc
de Bourgogne, au comte d'Auxerre, au comte de Quibourg. De son côté, la
noblesse savoisienne descend des montagnes, entraînant l'élite de ses vassaux ;
une armée nombreuse, et comme Edouard n'en a jamais commandée, accourt de tous
les points, se forme, s'organise et dresse ses pavillons sur les bords de la
Reyssouze ; il semble que le comte de Savoie aille conquérir un empire ; si la
frontière est désarmée, si le pays est dépeuplé, qu'importe ! Jamais plus belle
armée ne fut réunie sous la croix blanche, et la victoire ne saurait trahir
d'aussi épais bataillons.
Les plus vaillants capitaines du Dauphin s'émurent quand on
apprit qu'Edouard se mettait en mouvement. L'armée se dirigea lentement vers
Pont-d'Ain, traversa la rivière et vint se déployer au pied des collines, entre
Saint-Jean-le-Vieux et Jujurieux; bientôt son campement s'organisa, ses lignes
s'établirent, et Varey fut investi.
Les défenseurs du château voyaient, du haut de leurs
remparts, ces troupes innombrables, munies des plus formidables engins de
siège, et, devant de si puissants moyens d'attaque, plus d'un courage fut
ébranlé. La cavalerie passait rapide, guidons au vent, et faisant briller ses
armures aux premiers rayons d'un soleil d'été. La mortelle résonnance des
trompettes, le bruit effroyable des tambourins, le hennissement des coursiers,
le cliquetis des harnais, le sourd roulement des charriots et des chars
jetaient d'avarice la terreur dans les plus fermes esprits. Les gens des
communes couvraient la vaste plaine, et leurs bataillons ne pouvaient se
compter. Les chemins de la montagne, la gorge profonde de l'Abbergement, unique
ressource pour le ravitaillement et le secours, furent, en premier lieu,
occupés et gardés par des postes se reliant les uns aux autres et destinés à
couper toute communication avec le Dauphiné. Le siège se déclarait meurtrier,
la guerre s'annonçait mortelle. La garnison, réduite à elle-même, devait
résister à toutes les forces de la Bourgogne et de la Savoie. Quand les
munitions seraient épuisées, les vivres consommés, les remparts détruits, il
faudrait se livrer aux mains d'un assaillant furieux, et subir, une
capitulation déshonorante ou périr. Hugues de Genève vit d'un coup d'œil sa
position, et, sans avoir l'espoir de résister ou d'être secouru, sans se
demander comment le siège finirait, soldat avant tout, il repoussa fièrement
les sommations qu'on osa lui faire, et se mit en devoir de vendre chèrement la victoire
à l'ennemi.
Quand une armée entre en campagne, elle cherche à deviner la
vaillance de ses chefs, l'habileté de ceux qui la dirigent ; la popularité vole
de, l'un à l'autre. Dans les marches ou autour des feux du bivouac, on rappelle
les souvenirs de gloire des vieux capitaines, on attache un espoir brillant à
la fortune des jeunes officiers , on discute et on espère, jusqu'au jour où un
premier engagement permet à chacun de donner des gages. L'armée, alors, suivant
les circonstances, se décourage et se fait battre, ou donne sa confiance, s'enflamme
et se met à la hauteur de ceux qui la conduisent air combat.
Parmi les chefs de l'armée de Savoie, on remarquait, en
premier lieu, le comte Edouard, grand, beau , bien fait, habile aux armes, mais
dont la fougue ne connaissait aucun péril, et qui montrait, au milieu de la
phalange vieillie sous l'armure qui l'entourait, les qualités d'un soldat de fortune
plutôt que celles d'un général ; d'ailleurs, généreux et prodigue, et, disent
les historiens, « tant libéral, qu'il passoit les limites de raison...
tellement que souvent s'en trouvoit en arrière, car sa despense excédoit son
revenu... A raison de quoi, ajoute Paradin, se faisoyent souvent sur le peuple
exactions et concussions pour la profusion du prince qui donnoit plus qu'il
n'avoit vaillant ; mais ce n'est pas libéralité d'oster aux uns pour donner aux
autres. »... « Les escuyers d'escurye, dit un vieux manuscrit, ne pouvoient
tant achetter de chevaux et de harnais que leur maître n'en donnast encor
davantage. » Le règne de pareils souverains peut être brillant, l'histoire
contemporaine peut les louer, mais la postérité est plus sévère, et la raison leur
demande froidement compte du bonheur qu'ils n'ont pas su donner à leurs sujets.
Après Edouard, on admirait le duc Robert de Bourgogne,
environné d'une noblesse orgueilleuse et opulente, le comte d'Auxerre, époux
d'Aliénor de Savoie accouru d'une contrée éloignée autant pour acquérir de la
renommée que pour amener des secours à son fougueux beau-frère, Guichard de
Beaujeu, Guichard-le-Grand, comme dit l'histoire, offrant le rare mélange de
l'intelligence et de l'audace, de la prudence et de l'intrépidité, le comte de
Quibourg, vieux guerrier blanchi sous le harnais , le vaillant Guillaume de
Granson, plus célèbre par son épée que par la grandeur de ses domaines ; enfin,
dans un ordre secondaire, quant à la puissance, mais non quant à la
magnanimité, Amé de Chalant, de cette ancienne famille de Chalant, qu'on disait
issue de la maison de Montferrat, et fils lui-même de ce Godefroy, sénateur de
Rome et gouverneur de Gênes, dont la fortune avait étonné le Piémont, Guillaume
de la Baume, Pierre d'Aarberg, Grammont, dit aussi Les Os Saint-Georges, Entremons,
Varax, Chandée ; puis, dans les rangs des chefs inférieurs, un inconnu, un
aventurier sans nom, mais redoutable, espèce de colosse, venu de Flandre, et
qui, doué d'une force surhumaine, couvert d'une armure gigantesque et monté sur
un énorme coursier, désarçonnait comme des enfants tous les cavaliers que
rencontrait sa lance. Les gens du vulgaire l'estimaient à cause de l'obscurité
de sa naissance, les chefs l'estimaient à cause de sa rare valeur; l'armée,
émerveillée de ses prouesses, l'avait surnommé le Brabançon. Dès que les
guerriers de la Bourgogne et de la Savoie eurent entouré la place, les
puissantes machines, destinées à ébranler les murailles, furent amenées et
mises en position.
De trois côtés, le château était à l'abri des insultes ; le
précipice ne permettait qu'aux flèches vigoureusement lancées de venir heurter
de leur fer impuissant les pierres de taille des fortifications; quelques
archers disséminés sur le terrasse suffisaient à La défense, et s'amusaient,
par passetemps, à renvoyer tes traits qui avaient pu mouler jusqu'à eux.
Quand un guerrier téméraire s'approchait trop des murailles,
quelque projectile, prompt comme la foudre, des carreaux perfides vomis par les
arbalètes et les mangoneaux, ou des quartiers de rochers semblant venir du
ciel, faisaient bien vite respecter la virginité des remparts. Mais sur la
langue de terre qui unissait le manoir à la montagne, assiégeants et assiégés
pouvaient se joindre à la longueur du fer. Malgré un fossé profond et de hautes
tours, malgré tout ce que l'art savant de la guerre avait pu inventer pour la
défense, la citadelle était abordable d'un côté et c'est sur ce point que se
dirigea l'armée des assiégeants.
Là, les chefs font avancer ces tours roulantes qui doivent
donner aux assaillants l'avantage de la hauteur, là d'habiles ingénieurs
préparent ces balistes et ces catapultes dont la formidable puissance doit
lancer dans les airs des blocs de pierre qui ébranleront les remparts,
écraseront les toits et doivent, de leur masse énorme effondrer de fond en
comble les voûtes et les planchers. Les béliers sont suspendus à de longues chaînes
; le sol est aplani, les obstacles sont enlevés ; un peuple de travailleurs
remue la terre: sous les yeux des princes, vassaux, soldats et capitaines
sapent, creusent, égalisent ; la diversité des peuples et des drapeaux redouble
l'émulation. On sait que de ces premiers préparatifs dépend tout te succès;
aussi, tout autour de la place, Allemands, Bourguignons, Savoisiens, haut ou
bas placés, de tout grade et de tout rang rivalisent-ils de zèle. Enfin le
terrain est déblayé, les machines sont prêtes, l'armée s'approche, le drapeau
de Savoie s'agite, les chefs saluent, et un cri immense s'élève dans les airs.
Tandis qu'un épouvantable ouragan de rochers ou de poutres aigues assaille les
murailles, que le sire de Beaujeu, savant dans l'art des sièges, prend l'avis
des vieux officiers et fait ouvrir ces chemins tortueux qui doivent porter l'incendie
et la destruction jusqu'au sein du château , pendant que les princes massent
les troupes, organisent les réserves, lancent l'attaque et dirigent les
opérations , le comte de Savoie, impatient, pousse son cheval du nord au midi,
menace, appelle, provoque, et s'indigne de n'avoir devant lui que des remparts
inaccessibles. Une troupe délite l'accompagne, et enivrée du courage de son
chef, imite sa furieuse valeur. Bouvent, Conzié, Béosi, Varax, le Saix, la
Palu, la Baume, Corsant, Chandée, la Teysssonrière, jeunes courages, lances
célèbres, tourbillonnent autour de lui et semblent porter dans leur impétueux
escadron la fortune de la Savoie; leurs coursiers se fatiguent de courses
inutiles, et les assiégés sourient en voyant cette bouillante jeunesse monter
et descendre incessamment le long des abrupts et difficiles sentiers.
Attaque plus redoutable, les bois de la montagne sont coupés,
dépouillés, et précipités dans le fossé dont ils doivent combler la profondeur.
Les assiégeants espèrent se rapprocher bientôt du manoir et porter avant peu la
sape dans ces murs que les catapultes ébranlent et que le marteau doit achever.
Sous le choc des masses qui heurtent les hautes tours, la pierre se casse, les
remparts s'entament et avant que le soleil ne soit couché derrière les marais de
la Dombes, d'affreux ravages se font voir sur tous les points de l'orgueilleux
rempart.
On n'en peut douter, la journée est bonne; mais la chaleur a
été brûlante et les plus fiers courages sont fatigués. Au signal de la
retraite, l'armée rentre avec empressement sous ses tentes; des postes nombreux
sont laissés à la garde des travaux, des troupes reposées viennent remplacer celles
qui ont combattu; la confiance règne d'ailleurs dans tous les esprits. Au dire
des anciens soldats, la puissance des assaillants ôte à la citadelle la possibilité
d'une longue résistance. L'abondance règne dans le camp, les chefs ont fait
preuve d'entente et de valeur, le ciel promet une longue suite de beaux jours,
tout est à souhait pour cette multitude qui s'abrite sous les plis du drapeau à
la croix blanche et qui goûte les délices de la fraicheur et du repos en
causant de sa vaillance et de ses exploits.
Bientôt lu nuit la plus profonde endort les soldats. La
ruche humaine bourdonne doucement, puis tout s'apaise, tout s'éteint, silence
du calme et du repos, non de la solitude et de la mort.
Cependant, non loin de là, le vieux renard dauphinois ne
dormait pas. Enfermé dans sa tanière, courroucé mais non vaincu, il s'apprêtait
à faire payer à ses ennemis leur insolente sécurité. Vers le milieu de la nuit,
avec des précautions infinies, il fait abaisser le pont levis, sortir ses
troupes et lance sur les postes avancés une avalanche armée qui balaye soldats
et travailleurs, renverse ce qui lui résiste et, allant droit devant elle, porte
au loin le carnage et la destruction. Allemands, Savoisiens, Bourguignons sont
égorgés; des cris s'élèvent le long des flancs de la colline, l'armée au loin
se réveille et les soldats, en s'armant à la hâte, ne savent si le château est
pris, ou si une armée de Dauphinois, venue on ne sait d'où, ose attaquer leurs
lignes et forcer leurs retranchements.
Edouard, Guichard, Guibourg, se précipitent au secours de
leurs soldats ; le duc de Bourgogne, le comte d'Auxerre se mettent à la tête
des réserves. Les étoiles brillent dans le ciel, mais la nuit n'est pas assez
éclairée pour qu'on puisse découvrir tous les pièges que cache la plaine. Les forêts
ne sont pas éloignées et leurs profondeurs peuvent recéler des ennemis; la confusion
est partout. Des éclaireurs se glissent dans toutes les directions et sondent
l'obscurité; la masse des troupes se met en bataille, l'élite des soldats de la
Savoie s'lance à la suite de son souverain et vole, au sommet de la colline, à
la défense des tours, des catapultes et des béliers tombés au pouvoir des
Dauphinois.
Edouard gravit la
hauteur et tout annonce que son choc sera irrésistible; il arrive et derrière
lui on entend la marche de l'armée. La cavalerie le suit de près ; les casques
brillent et le galop des escadrons retentit sur ses pas, indigné, superbe, il
rallie les fuyards; les soldats reviennent; tons ensemble courent à l'ennemi.
Mais les Dauphinois ne paraissent nulle part ; les champs, les bois n'opposent
aucune résistance ; on marche en vain, on ne sait où rencontrer ceux qui ont
jeté le trouble au milieu des assaillants, et qui, fuyant dans les ténèbres,
n'osent pas attendre la vengeance du jeune et intrépide guerrier. On les voit
enfin, ils apparaissent, mais à la lueur de l'incendie. Des résines ont mis le
feu aux machines du siège, des torches enflammées ont été jetées sur les troncs
d'arbres amoncelés dans le ravin. Le château est entouré d'une ceinture de feu
et les assiégés, derrière leurs épais remparts, suivent les progrès de cette
flamme qui rend à leurs fossés leur primitive profondeur.
Tous les travaux sont anéantis, les conduits que la sape a
creusés sont comblés, les fascines sont consumées, ce qui n'a pas été détruit
est renversé et les auteurs de tout ce désastre sont à l'abri. Quand le jour
vint, les assiégeants virent les murailles réparées, les tours ne portaient
aucune des blessures de la veille et la forteresse plus fière que jamais
semblait n'avoir essuyé aucun assaut.
A la guerre, lorsqu'un échec n'affaiblit pas, il double la
puissance; l'affront que les armes de la Savoie venait de subir exaspéra cette
multitude de combattants. Les plus sages déclarèrent que le temps des
ménagements et de la prudence était
passé, que l'activité et l'audace étaient de nécessité et qu’il fallait enlever promptement le
manoir qui osait résister à une armée entière. Le comte de Savoie, oubliant la générosité
habituelle à sa famille, jure de ne pas laisser trace de ces rempart fatals à
ses armes.
Conduite en bon ordre et non moins désireuse de se venger,
l'armée reprend ses positions; personne ne les lui dispute. Tranquille au
milieu de sa garnison, ou impuissant contre un pareil orage, le vieux Hugues
examine les travaux sans les troubler ; il contemple sans laisser voir son
émotion, au levant une multitude abattant les forêts et, à ses pieds, les pionniers
creusant de nouveau la terre; au nord les gracieuses habitations de Jujurieux,
quartier général du comte de Savoie, qu'environnent ses plus vaillants capitaines;
au couchant les chaumes noirs dit hameau de Saint-Jean-le-Vieux, occupé par le
duc Robert et l'opulente noblesse qui l'accompagne. Entre ces deux points
extrêmes, les lignes de l'armée, les riches pavillons de la Bourgogne et des
chevaliers de l'Auxerrois; les tentes moins riches des Allemands, des Suisses
et des Savoisiens; au fond du tableau la rivière d'Ain que traversent
incessamment les convois de munitions que la Bresse envoie aux ennemis. Il
soupire et détourne la vue; son œil ardent se tourne enfin du côté du midi et
son regard qui s'illumine, plonge avec sa pensée dans l'étendue, interroge tous
les indices, cherche à deviner ce qui se passe là-bas, de l'autre côté du
Rhône, au pied de ces montagnes bleues qui bornent l'horizon. Mais rien ne répond
à son attente; une colline boisée, une épaisse forêt de châtaigniers séculaires
le séparent du point qu'il voudrait sonder. Ce rideau cache l'inconnu ; c'est
pour lui l'espérance ou l'oubli, la délivrance glorieuse, ou l'abandon et la
mort ; le vieux guerrier s'arrache à ses rêveries et descend donner les ordres
qui doivent conjurer les périls que sa prévoyance voit s'amonceler et grandir
autour de lui.
L'attaque, moins bruyante que la veille, était bien plus
dangereuse. Rien de ce que l'art des sièges avait inventé n'était négligé pour
abattre l'orgueilleux manoir; tout ce que le génie de la guerre possédait de
ressources et de moyens était mis en usage contre une poignée de guerriers.
Superbe spectacle que celui d'un si formidable déploiement de forces contre un
château isolé, que celui d'une garnison abandonnée résistant à la plus
magnifique armée que la Bourgogne et la Savoie eussent mis sur pied depuis
longtemps.
Le soir on n'eût pu voir que peu de ruines, peu de
désastres, peu de dégâts, mais toutes les positions étaient prises, bien
gardées et solidement défendues. Le manoir avait peu souffert, mais il était plus
étroitement serré que jamais. Encore quelques jours d'approche, et un assaut
peut faire succomber la forteresse. Hugues compte le temps depuis son premier
avis au Dauphin et il s'étonne. Ses prévisions l'ont trompé; on ne croit pas
son danger aussi grand; on délibère au lieu d'agir; que fait donc le comte de
Genève qui lui avait promis secours? Il faut les prévenir que le temps presse
et que s'ils tardent ils ne trouveront qu'une ruine fumante où fut autrefois
Varey.
Au milieu de la nuit, à l'heure où le sommeil est le plus
profond, une poterne s'ouvre mystérieusement dans les replis des fortifications
et quelques soldats d'élite légèrement armés glissent sans bruit au bas de la
colline. Protégés par les ténèbres, ils s'élancent et se dispersent leur fuite
attire les assiégeants, mais, agiles et connaissant le pays, dès qu'ils ont
réveillé l'armée et jeté le trouble dans les avant-postes, ils se replient, se
rejoignent et regagnent les fossés au milieu des cris et des projectiles.
Hugues paraît avec ses troupes et simule une sortie. Sous sa protection, les
fuyards précipitent leurs pas et se retrouvent bientôt à l'abri des
fortifications.
Tout a réussi ; pendant que les Dauphinois se faisaient
poursuivre par l'ennemi, un d'eux, agile coureur, a gagné la forêt. Plus
tranquille sur la montagne dont il sait les détours, il brave la fureur
impuissante des Savoisiens, longe, par des sentiers connus de lui seul, les
collines, dernier contrefort du Jura, passe au-dessus de la célèbre abbaye d'Ambronay,
de la petite ville d'Ambérieux, de la redoutable forteresse de Saint-Germain
dont il évite la garnison, descend la montagne, traverse l'Albarine, s'enfonce
dans la forêt de chênes qui couvre la colline, fend les flots du Rhône qu'il
passe à la nage et, au point du jour, au moment où la lumière illumine la
vallée, pousse un cri de joie, il est sur la terre du Dauphiné.
À cette même heure, aux sons d'une musique guerrière,
Savoisiens et Bourguignons reprenaient les armes, avançaient leurs machines et
se remettaient à battre les remparts à la hâte consolidés. Quelques aventuriers
avaient proposé ces épouvantables inventions qui, à l'aide de la poudre et des
boulets, trouaient les armées les plus profondes, mais ces procédés nouveaux
avaient fait horreur. Le massacre de loin, la boucherie sans laisser les moyens
de la défense répugnaient à celle fière noblesse si prodigue de son sang. Ce
qui distingue l'homme d'armes du vilain n'est pas autre chose que l'habitude
prise dès les jeunes années de se mesurer corps à corps avec l'ennemi. Pour
tuer à distance, le faible vaut le fort, le lâche égale le vaillant, et le
chevaleresque souverain de la Savoie défendit avec menace de renouveler ces
cruelles et houleuses propositions. Pendant que des arbalétriers adroits font
pleuvoir une grêle de traits sur le château, les assiégés, munis de balistes
puissantes, cherchent!, à l'abri de leurs créneaux, à garder les approches du
manoir. Les viretons, les carreaux volent, trouant les casques et faussant les
armures.
Les Dauphinois, passés maitres dans l'art de la guerre, ne livrent
aucune chance au hasard ; tout est prévu, il est facile de voir qu'un chef
habile les commande, et les plus furieuses attaques sont repoussées par les
plus héroïques efforts; dans les hautes tours, d'abondantes munitions de guerre
ont été accumulées ; les magasins regorgent de vivres et la confiance dans le
sort des batailles ne fait pas encore défaut.
Et cependant la multitude est effrayante au dehors. Sous les
yeux des princes qui ne ménagent pas leurs personnes, les soldats redoublent de
témérité. Excités par l'ambition, l'amour de la bataille, la diversité de races
et de drapeaux, l'audace naturelle au
sang qui bouillonne dans leurs veines, les guerriers des Alpes et du Jura
bravent les dangers et se jouent des plus affreux périls. Moins rudes, mais
aussi braves, les Bourguignons les soutiennent, partagent leurs travaux et
lancent un sarcasme avec le même empressement qu'un trait. Partout la force
lutte contre la force, la ruse rencontre la ruse. Savoisiens et Dauphinois, ces
éternels ennemis, se cherchent, et s'attaquent, se poursuivent, et changent en
vengeance personnelle et ardente la guerre que se font les souverains.
La montagne, dépouillée de sa forêt, livre aux assiégeants
des châtaigniers énormes, des chênes centenaires, des frênes robustes que les
orages n'ont pu courber. Des palissades sont établies autour du château. Des
remparts irréguliers mais solides s'élèvent en face des murs de pierre et les
menacent d'une redoutable rivalité. A l'abri à leur tour, les assiégeants
s'avancent peu à peu, poussent leurs ouvrages et s'attachent surtout à combler
les fossés.
Des troncs d'arbres, des pierres énormes sont précipités
dans le ravin ; des ponts sont jetés sur les deux bords; les assiégés les
brisent, mais les assaillants renouvellent, leurs efforts, et, appuient sur le
parapet opposé de grands peupliers qu'ils fortifient et consolident ; sur tous
les points, les géants des forêts tombés sous la hache à grand peine, taillés
la hâte et armés encore de larges et puissants rameaux, sont roulés dans le
précipice où ils deviennent les premiers appuis d'autres arbres, jetés en
travers. Leurs branches s'entremêlent, leurs masses s'unissent et s'amoncellent
; les fossés se comblent ; des solives, (les planches, des poutres apportées
par des milliers de bras livrent passage à l'ennemi. Des tortues trapues,
aiguës, indestructibles s'attachent par des crampons de fer à la base des
remparts, et des pionniers, des mineurs, ulcères vivants, fléau des vieilles
forteresses, s'incrustent dans les trous que le bélier a creusés et que leur
marteau infatigable agrandit.
Les murailles entamées gémissent sourdement et l'acharnement
redouble. Les assiégés s'efforcent d'écraser ces vers rongeurs qui pénètrent au
sein de la citadelle, les assiégeants protègent leurs travailleurs enfoncés
dans l'épaisseur des fortifications. Des sorties sont essayées, des rochers tombent,
des torches sont lancées; tous les moyens que suggèrent la ruse, l'audace ou le
désespoir sont employés, mais les gros bataillons l'emportent, les sorties sont
repoussées, les torches sont éteintes, et les mineurs, cheminant sous les pieds
des Dauphinois, restent maîtres de leur périlleuse position.
Pendant que le sang coule autour de Varey, les campagnes
sont dévastées. Des rôdeurs pénètrent dans les villages et ramènent le bétail
des pauvres laboureurs. Chenavel, l'Abbergement, Saint-Jérôme invoquent en vain
leur inoffensive neutralité, Hauterive ses sympathies, Neuville son assiette
sur la terre de Bresse, Château-Gaillard sa pauvreté au milieu de toutes les
dévastations ; les pillards sont sourds, les chefs de l'armée ferment les yeux
et déclarent ne savoir où découvrir les coupables; on ne respecte que les
citadelles qui, comme Chatillon de Cornelle, la Bâtie, Poncin, Luysandre (qui domine les Allymes) sont
ceintes de bonnes murailles et sont en mesure de se faire respecter.
Aux premières nouvelles de la guerre, le sire de Thoire est
descendu des montagnes et malgré le traité qu'il a signé depuis peu avec le
sire de Beaujeu, malgré son affection secrète pour la maison de Savoie, sa
fidélité au Dauphin ne reçoit aucune atteinte. Inquiet de voir une si grande
armée près de ses frontières, il a garni de soldats éprouvés ses places fortes
et lui-même avec ses meilleurs capitaines, entouré, comme aux jours du péril,
des Mornay, des Bussy, des Moyria, des Bouvens, il quitte Montréal, s'enferme
dans la place forte de Poncin, et, neutre dans la querelle qui embrase le pays,
attend que l'orage s'éloigne pour remonter dans ses sauvages vallées. Pendant
huit jours entiers l'armée de Savoie prodigue ses hommes les plus vaillants, et
Varey résiste encore. L'œuvre de destruction s'avance, mais lentement. Si une
tour est tombée, trois autres sont encore debout. Les fossés sont comblés, les
premières murailles sont sapées et ouvrent de larges brèches mais, derrière
elles, des murailles plus hautes et plus formidables donnent un abri non moins
sûr à l'assiégé. Le point d'attaque plus resserré offre une résistance plus
facile. Les ruines protègent les remparts qui se dressent intacts sur une
nouvelle ligne et les plus hardis assaillants hésitent à gravir ces montagnes de
débris et de pierres renversées au sommet desquelles ils se trouvent exposés à
tous les coups de l'ennemi. Cependant la garnison a été cruellement décimée et
ses rangs éclaircis ne pourront suffire longtemps au service pénible qu'on leur
demande.
Hugues, sans paraître
soucieux, ne quitte plus le sommet des remparts. Sa présence encourage, ses exhortations soutiennent ; il parle
d'espoir et lui-même peut-être n'espère plus. Ses officiers le supplient en
vain de prendre du repos ; leur zèle, disent-ils, remplacera son expérience,
leur épée est indomptable, ils ne laisseront pas, eux vivants, descendre le
drapeau qui se déploie si fier dans les airs. Hugues repousse leurs offres ; il
dort sur les murailles, il s'entretient avec les soldais et leur parle dur où,
après avoir bravé tant de périls, ils gouteront enfin les délices de la paix ;
son ardeur excite les moins vaillants, sa confiance anime les plus intrépides,
nul ne craint sous un pareil commandant, nul ne doute quand le vieillard leur
dit que le salut n'est pas loin.
Cependant, la neuvième nuit, après une attaque meurtrière,
Hugues sommeillait sur la plateforme d'une tour, quand le son d'une corne de
berger le fit tressaillir. Anxieux, il écoute, le signal se fait de nouveau
entendre; il se lève, la joie inonde son âme ; le vieux guerrier ne peut
maintenir l'émotion qui déborde dans son cœur ; l'œil brillant, la voix
vibrante, il visite les postes, donne ses ordres, et de lui-même descend
prendre au sein de ses appartements un repos qu'il a depuis longtemps oublié.
Rien n'échappe à ceux que le danger environne ; la joie du chef se communique
aux soldats; on cause du changement opéré dans les traits et le sourire de
celui sur qui pèse une si terrible responsabilité, et chacun sent grandir ou
renaitre sa confiance et son ardeur. Aussi quelle ne fut pas la stupéfaction
des assiégés quand ils virent, dès l’aurore, un Parlementaire sortir du château,
s'avancer vers les avant-postes et demander à être conduit au comte de Savoie.
La forteresse était-elle donc si démantelée que toute résistance fût devenue
impossible ? Les progrès du siège avaient-ils donc été si grands depuis deux
jours? Et cette joie, celle espérance, cette ardeur si visibles sur le front du
belliqueux vieillard, n'était-ce qu’un mensonge, une feinte ? Les regards, du
haut des remparts, suivent le parlementaire : il s'approche des lignes; les
Savoisiens viennent à sa rencontre ; il est introduit au sein des travaux des
ennemis.
Conduit devant les chefs, le Dauphinois expose que Varey,
après avoir résisté à une armée entière, peut tenir longtemps encore; que la
petite garnison est bien approvisionnée; que les remparts extérieurs ont seuls souffert,
mais que toute résistance a ses limites, et que, pour éviter une cruelle
effusion de sang, le commandant du château, après avoir fait tout ce qu'il
était humainement possible de faire, demande une trêve de douze jours pour
laisser reposer la garnison et l'armée; les douze jours accomplis, le
commandant ouvrira ses portes, s'il n'est secouru. Le prudent envoyé évite de
prononcer le nom d’Hugues de Genève dans une assemblée où son chef compte de
mortels ennemis. A cette proposition, des voix s'élèvent, et les avis se
partagent. Beaujeu veut la poursuite du siège sans trêve ni merci ; Edouard
penche pour un repos qui lui permettra de s'enivrer de quelques nouvelles
amours ; le duc de Bourgogne est indécis; le comte d'Auxerre regrette de s'être
aventuré dans une guerre lointaine qui donne plus de peines que de profits. Les
uns voient une ruse perfide dans la demande, et une faute dans la suspension
d'armes ; d'autres y trouvent leur convenance et invoquent l'humanité; le parti
de la paix l'emporte, et un traité est signé. La suspension d'armes sera
complète On ne fera de travaux d'aucune part les assiégés ne consolideront pas
leurs murailles La trêve ne sera que de dix jours; Si, le onzième, la force
ouverte n'est pas venue délivrer Varey, le commandant ouvrira ses portes ; les
hommes elles biens seront respectés ; les armes seront sauves ; mais le château
appartiendra désormais et pour toujours au vainqueur.
A la nouvelle de ces conventions, une partie de l'armée
murmure; le temps parait long à ces soldats campés dans la Plaine, loin des
villes et à portée seulement de quelques villages désolés ou de quelques
forteresses soigneusement gardées. Le comte de Savoie, avide de plaisir et
désireux d'apaiser les esprits, fait appel aux dames de la province, organise
des fêtes, emmène de hardis chasseurs sur la trace des bêtes fauves dans la
montagne, ou lance son faucon à poursuite du héron, sur les bords de la rivière
d'Ain ; le soir, le camp retentit des sons efféminés d'une musique dansante, et
les chefs de celte nombreuse armée, devenus des hommes aimables pour les
beautés accourues sous les tentes , ne paraissent plus d'invincibles guerriers
à leurs rudes et belliqueux soldats. Les liens de la discipline commençaient à
se détendre, et les princes que la contagion n'avait pas gagnés comptaient les
jours qui devaient, en leur livrant Varey, leur permettre d'enlever leurs
troupes à ce foyer de désordre et de corruption. Il n'était pas probable, il
n'était pas possible que le Dauphin pût envoyer du secours à la malheureuse
forteresse, et ce secours arrivât-il, quel espoir de lui voir traverser les
lignes de l'armée de Savoie pour ravitailler les remparts ou oser livrer
bataille à toute la noblesse de la Bourgogne et de la Savoie ?
D'ailleurs les éclaireurs disséminés dans la plaine ne
signalaient aucun danger, et le poste avancé, retranché dans le vieux camp des
Sarrasins, dormait plein de la sécurité la plus profonde, en attendant qu'on
vint le relever de cette position plus monotone que périlleuse, air de laquelle
tes soldats paraissaient n'avoir à redouter que le désœuvrement et l'ennui.
Cependant tes aventuriers, habitués à toutes les
vicissitudes et aux surprises de la guerre, gémissaient de voir cette confiance
aveugle qui pouvait livrer l'armée la plus nombreuse à un ennemi déterminé.
Avec eux et à leur tête, le Brabançon, toujours en armes, veillait à la sûreté
de celte foule trop oublieuse du péril, et chevauchant sur son grand coursier
de Flandre, cherchait à s'assurer par lui-même que les Dauphinois ne rôdaient
pas dans les environs. Parmi les chefs Beaujeu, Chalant, Granson, Quibourg,
protestaient, par leur vigilance, contre l'insouciance commune et paraissaient
seuls avoir souci de l'avenir; le duc de Bourgogne, entouré de courtisans, s'applaudissait,
au sein d'opulents festins, d'avoir fait venir les meilleurs vins de ses Etats,
celui de la Bresse n'ayant pas sa faveur; le comte de Savoie, de son côté,
s'enorgueillissait d'avoir fait une conquête, mais ce n'était pas d'une
forteresse redoutable qu'il s'était rendu possesseur aussi prompt au plaisir
qu'à la bataille, il oubliait, dans des amours passagères , qu'il était
responsable de la vie des guerriers rangés sous ses ordres, que le Dauphiné
avait des généraux habiles, et que la moindre faute peut mettre un royaume à
deux doigts de sa perte. La leçon qu'il allait recevoir devait avoir une
cruelle importance pour ses alliés, pour
la Savoie et pour lui. Du haut de sa tour, le vieux Genevois comptait les
heures, et d’un œil avide cherchait à deviner la sécurité et l'imprévoyance de
ses ennemis.
Guigue n'avait mis ni hésitation ni lenteur à secourir
Varey, mais l'armée de Savoie avait une telle force qu'il n'avait pas osé
accourir avec les vassaux qu'il avait autour de lui. Dès les premiers bruits
d'armement, il avait convoqué ses alliés et attendu sur l'extrême frontière du Dauphiné
qu'ils vinssent le rejoindre. En effet, bientôt étaient venus sous sa bannière
le comte de Genevois amenant tout ce qu'il avait pu lever de bonnes troupes;
les seigneurs de Gex et de Faucigny, Jean de Chalon, le conte de Valentinois,
toute ta belliqueuse noblesse du Graisivaudan, toutes les meilleures lances des Alpes et des bords du Rhône.
Dédaignant les communes qui font nombre et se battent mal, il n'avait pris avec
lui que des cavaliers d’élite, mais il comptait surtout sur les compagnies de
Gascons que le roi de France avait occupées jadis à l’extermination des
Albigeois et qui, amenées par Annequin de Clérieu, avaient subi naguère un
rude échec la Côte-Saint-André, et depuis lors avaient juré une haine profonde
a la maison de Savoie. Un chef redouté les commande. Le Grand-Chanoine, Alphonse d'Espagne, appelé ainsi car avant de
commander les Compagnies il avait été effectivement chanoine et archidiacre à Paris, a pu
seul les discipliner et les courber sous son autorité. Rigoureux devant,
l'ennemi, il les déchaîne volontiers après la bataille, et lui-même a peu de
ces scrupules d'honneur qui font la gloire du soldat. Homme de fer, il se bat pour
s'enrichir et rien ne le touche que ce qui tient à son intérêt. Dès que ces
forces sont réunies, le Dauphin, pressé d'ailleurs par les avis qu'il a reçus
de Varey, quitte Crémieu, passe le Rhône et entre sur les terres du Bugey.
Il marche la nuit, et sa tactique savante dérobe sa présence
l'ennemi. Guidé par un homme sûr, il évite les forteresses occupées par les Savoisiens
; il s'éloigne de la plaine, suit le flanc des montagnes, s'enfonce dans les
forêts de Douvres et d'Ambronay, laisse respirer ses troupes et débouche sous Varey au milieu des Savoisiens surpris le 13
Août 1325. A la vue des bannières du
Dauphiné, à la vue de cette armée tombée du ciel, qui se met en bataille sur la
lisière de forêts, le trouble et la fureur des assiégeants sont au comble ;
les trompettes sonnent, les ordres s'échangent et se répètent, les
bannerets assemblent leurs soldats, les guerriers accourent de toutes parts,
s'arment la hâte et bientôt les escadrons bourguignons, les premiers prêts, se
ruent sans ordre sur l'ennemi.
Campés à l'aile droite et les plus rapprochés de la colline
boisée, ils partent sans attendre les Savoisiens. Confiants dans leur valeur, ils
engagent la bataille. A leur tête est le Brabançon , dont la vigilance n'a pas
été en défaut. Armé malgré la trêve, veillant malgré la sécurité générale, le
premier de tous les chefs, le Brabançon remonte l'Oiselon avec les troupes
bourguignonnes, rencontre l'avant-garde des Gascons et charge avec une
impétuosité qui fait tout plier. Rien ne résiste à la lance énorme que tient en
arrêt son bras nerveux; tout cède au choc du puissant coursier de Flandre qui
promène son maître au milieu des rangs les plus épais. Dans cette mêlée, dans
ce combat corps à corps, les coups pleuvent sur l'épaisse cuirasse sans
ébranler le fier guerrier, mais sa longue lance est devenue inutile. Le
Brabançon prend à l'arçon de sa selle une pesante massue de cuivre et, comme la
foudre, la fait tomber à droite et à gauche autour de lui. Les rangs s'ouvrent,
les Gascons reculent et se dispersent ; nul n'attend impunément le bras
qui donne à coup sûr la mort; les Bourguignons poursuivent les Compagnies mises
en déroule et les rejettent sur le corps de bataille rangé sous les ordres du
Dauphin à l'entrée de la forêt.
Bourguignons et Allemands poussent des cris de joie. Ils
voient la terreur qu'inspire le Brabançon et son exemple enflamme les courages.
A peine formés, les corps se précipitent sur le carré au centre duquel s'élève
la bannière du Dauphin; même isolés, et ne consultant que leur fureur, les
chevaliers se jettent sur l'escadron dauphinois qui reste immobile; mais leur
furie, privée d'ensemble et de discipline, se brise contre le mur d'airain que
rien ne peut entamer. Au milieu de ses fidèles, le Dauphin monté sur un
coursier d'une éclatante blancheur, donne ses ordres d'une Voix calme et sa
voix se fait obéir jusqu'aux rangs les plus éloignés. Auprès de lui on
reconnaît Guy de Grolée, son célèbre conseiller ; autour d'eux se pressent
Albon, Montauban, Sassenage, Allemand, Rossillon, Valbonnais, Maubec, Salvaing,
Clerieu, Forcalquier, La Poype. Le sang des Allobroges coule dans leurs veines.
Les hommes d'armes qui les suivent sont nés et ont vécu dans les combats. Le
ruisseau protège leur corps de bataille derrière lequel se reforment et se
réorganisent les Gascons à peine rassurés. Malgré la contenance des Dauphinois,
la victoire est indécise; Un simple événement, la mort d'un homme, va la
décider.
Comme toute l'armée, le Brabançon a vu cette impénétrable
forêt de lances qui arrête l'effort des assaillants et menace de fixer la
victoire, Il délibère s'il attendra le gros des Savoisiens dont les escadrons
se précipitent du fond de la plaine, ou s'il renversera seul ce rempart vivant
au milieu duquel trône le Dauphin ; les cris des Bourguignons l'encouragent, sa
propre vaillance l'y porte; le désir de se Faire un nom immortel le décide; il
prend du champ, s'assure sur ses étriers et se prépare à ouvrir une brèche au
milieu du superbe et belliqueux carré.
Qu'il entre, les Bourguignons sont sur ses pas et l'armée
des Dauphinois est détruite. Son héroïque résolution est comprise. Ce guerrier
gigantesque, ce coursier plus haut que les plus grands coursiers, cotte armure
que les coups ne peuvent fausser, ce bras invincible qui rem erse les plus
hardis, vont triompher de la discipline des Dauphinois. Le seigneur des Baux fait
signe au Grand-Chanoine ; tous deux se portent à la rencontre de leur terrible
ennemi. Ils s'élancent en même temps et l'armée attentive s’arrête pour les
contempler. Le Brabançon a vu leur fière contenance et il attend leur choc. Il
sait que rien ne pourra l'ébranler de sa selle où il repose comme une tour sur
un rempart ; ils viennent de deux côtés différents, mais peu lui importe. Fier de
vaincre sous les yeux de si illustres combattants, il choisit pour premier adversaire
le seigneur des Baux qui lui paraît d'un plus haut rang. Pendant que le
Dauphinois menace la poitrine et que sa lance impuissante se brise sur la
pesante cuirasse, le Gascon roule dans son cœur une trahison et, sans s'arrêter
au déshonneur qui en rejaillira sur lui aux yeux des deux armées, il exécute
son perfide projet. Par une forfaiture honteuse et digne d'un chef de pillards,
il fait une feinte et au lieu de frapper l'homme suivant les lois de la guerre
et de l'honneur, il enfonce sa lance dans les flancs du cheval qui se dresse,
se cabre et se renverse, fait un dernier bond et tombe à terre avec son
cavalier. Le Brabançon, accablé par le poids de ses armes et de son cheval,
fait des efforts inouïs pour se dégager ; appuyant son bras puissant sur la
terre, il rassemble ses forces et veut arracher son pied qui n'a pu vider
l'arçon; le coursier bardé de fer est couché sur lui ; tous ses efforts sont vains
et une horrible douleur le fait pâlir. Vaincu par la souffrance, il appelle; sa
voix s'échappe avec effort à travers son heaume abaissé ; la voix du héros parvient
jusqu'aux Bourguignons mais ceux-ci hésitent, reculent et le laissent entre les
mains des assaillants. Traitre jusqu'au bout, le Grand-Chanoine fait passer et
repasser sa monture sur le guerrier qui ne peut plus se défendre et qui
s'évanouit. Le sire des Baux, que la postérité puisse flétrir son nom comme celui de son compagnon, met
pied à terre, et, au lieu d'épargner le vaincu tombé ou de le percer de son
épée, de sa masse d'armes qu'il tient à deux mains, il frappe le mourant à
coups redoublés, tant que le casque épais soit aplati, que la tête soit écrasée
dans son enveloppe de fer et que l'âme du vaillant homme de guerre ait quitté
son corps mortel pour s'envoler au sein de Dieu.
A celte vue, à ce crime, les Bourguignons s'épouvantent et
se replient. Le comte de Génevois et Hugues, son oncle, qui conduisent les deux
ailes de l'armée, se portent rapidement en avant avec les troupes légères et
cherchent à cerner l'ennemi. Les Bourguignons découragés se dispersent. Les uns
sont faits prisonniers, d'autres mettant leur salut dans une prompte fuite,
essayent de gagner leurs retranchements ; bientôt l'armée des Dauphinois s'ébranle, et
en bon ordre, sans rompre ses rangs , descend vers Saint-Jean-le-Vieux. Robert
de Bourgogne et le sire de Beaujeu, qui faisaient armer leurs gens, soutiennent
le choc, mais l'épouvante se glisse dans les cœurs ; les chefs eux-mêmes
désespèrent du triomphe. Surpris au milieu du repos et des plaisirs, séparés,
errant à l'aventure dans la vallée, sans plan de bataille devant cet ennemi si
peu attendu, ils ne peuvent que lutter avec leur bravoure accoutumée et réparer
leur imprudence en donnant leur sang. Cependant la chute des Savoisiens ne
devait pas être sans gloire. Aux cris de la bataille, à la nouvelle que les
Dauphinois écrasent les Bourguignons, Edouard accourt à la tête de tout son
corps d'armée. La colère embrase son âme: il descend rapidement des collines,
charge les Genevois, les Gessois, les gens du Faucigny, les culbute et les
disperse. Arrachée à ses délassements imprudents, la jeunesse savoisienne veut
racheter sa faute, et laver l'affront qui vient de l'atteindre ; elle se presse
autour de son chef, prête à mourir, mais comptant vaincre ; tout cède h son
impétuosité. Les Génevois éperdus se rejettent sur les Dauphinois, leur vieux alliés
; les Savoisiens les poursuivent jusque sous ce drapeau objet de leur animosité
les lances frappent les poitrines, les épées cherchent les épées, la rivalité
des deux nations, les haines héréditaires se font jour phis terribles à mesure
que le champ de bataille se rétrécit; les escadrons se heurtent, tourbillonnent
et se mêlent avec un bruit affreux.
Amé de Chalant se rapproche du comte de Savoie :
-« Avez été fait chevalier par le roi le France au
milieu de la mêlée », lui dit-il avec une contenance si fière qu'on l'eût
pris pour le paladin Roland : « grand renom gagnerais, si à pareille fête
daigniez m'octroyer le don sacré de chevalerie ».
- « Soit fait, répondit Edouard en frappant de son épée
l'épaule de son féal ; gagnons la bataille et Varey sera tien, mieux ne puis ».
- « Savoie !
Savoie ! » acclama le nouvel élu de sa voix la plus éclatante, et son cri
s'éleva au milieu du choc des combattants.
-« Savoie au noble comte! » répondirent mille
poitrines et les coups retentissent plus furieux, les armures éclatent, les
coursiers tombent et s'enchevêtrent plus serrés sur ce point où le comte de
Savoie exerce sa fureur.
Sous l'effort d'Edouard et de sa vaillante noblesse, l'armée
dauphinoise est ébranlée. La victoire penche pour la croix blanche. Navré de se
voir vaincu, Jean de Chalon s'écrie, et l'histoire a conservé son cri de
désespoir - « Ah ! Gentil Dauphin, secourons nos gens, et ne permettons pas
aujourd'hui l'honneur des armes nous étre levé d'entre les mains. »
A cet appel, les fuyards s'arrêtent, les rangs se reforment
autour des bannières. L'escadron brillant et invincible du Dauphin s'avance,
charge à son tour et s'ouvre un passage au centre des savoisiens ; la fortune
change encore une fois et les vainqueurs connaissent, la rage au coeur, que le
succès leur est arraché.
Des torches enflammées sont jetées dans les lignes que
défend Beaujeu ; l'incendie se propage et s'élance ; lts pauvres chaumières de
Saint-Jean-le-Vieux sont dévorées et les Bourguignons aux prises avec les
Gascons et les Dauphinois sont chassés de leurs retranchements. Le
Grand-Chanoine attise les flammes. Allemands, Savoisiens, que le soleil ardent
éblouit, font voile-face et se retirent vers le nord ; la sueur ruisselle sous
les pesantes armures , Les Dauphinois tournent le dos à l'éclatante lumière du
midi et leur discipline, leur intrépidité triomphent de la fougue de leurs
ennemis. Les Communes cèdent, se débandent et se font tuer, fuyant ça et là sans ordre ni
obéissance à leurs chefs, « comme il advient, ajoute le naïf chanoine de
Beaujeu, à ces canailles de communes qui n'ont aucune expérience au faict
d'armes, ny façon de faire des gents de guerre... » Ajoutons aussi, helas! que
les infortunés, enlevés à leurs travaux, n'avaient aucun intérêt dans ces luttes
acharnées que se faisaient leurs belliqueux souverains.
Pauvres gens du vulgaire, canailles qui ne saviez que
mourir, c'est de vos rangs que sont sortis plus tard les Murat, les Ney, les
Masséna, assez versés, nous semble-t-il,« ès choses de la guerre, » quoi qu'en
dise la plume du chroniqueur. Le sang coule et fume, les cadavres s'amoncellent,
les champs sont semés de blessés qui crient, de mourants qu'on foule, de morts
qu'on oubliera bientôt, de chevaux qui se traînent, de chariots qui encombrent,
d'armures arrachées d'armes brisées impuissantes ô défendre celui qui s'était
confié leur force cl ô leur bonté. Les trompettes, les tambours, les clameurs
remplissent les airs, les terribles é1es deux mains fendent les casques, les
pertuisanes trouent les cottes de mailles; les coups résonnent, le fer grince
contre le fer, riposte et frappe à son tour et l'armée de Savoie continue sa
retraite vers ses retranchements où elle espère trouver sécurité et repos. Mais
du haut des remparts de Varey, Hugues a vu la bataille ; il a suivi toutes les
vicissitudes du combat, craint, espéré, craint encore ; il fait sortir sa
garnison et, par une vigoureuse attaque, jette encore le trouble dans l'armée
de Savoie. C'en est fait, la déroute commence; rien ne peut sauver la magnifique
armée d'un complet anéantissement.
Le fils d'Amé-le-Grand verse des larmes de fureur et, dans
sa résolution de ne pas survivre à sa défaite, il veut retourner se jeter au
milieu des escadrons du Dauphin. Mais ses officiers l'entourent; ils lui font
envisager l'avenir de la Savoie ; une défaite peut se réparer, une revanche
peut se prendre ; la Bresse fidèle est tout près ; pendant que les chemins sont
encore ouverts, il faut se mettre en sûreté. Un soldat connait un gué d'où on
peut facilement traverser la rivière d'Ain, gagner Bourg et Bagé et là, réunir
les débris de l'armée qui, réorganisée, peut retrouver bientôt un autre champ
de bataille. Edouard cède ; la mort dans l'âme, il quitte les siens, le sol où
ses sujets expirent, où le sang de ses amis paie son imprudence, ce pays où naguère
il était si puissant et si redouté et, pendant que sa noblesse va couvrir son
départ, il s'éloigne fugitif, accompagné d'un petit nombredle serviteurs.
Derriére lui Beaujeu, Chaland, Grammont, Terny rallient les fuyards et s'apprêtent
à mourir pour protéger la fuite de leur Souverain.
Mais pendant que la fidélité antique, cette foi féodale qui
n'a pas laissé de traces de nos jours, s'immole et se sacrifie, la guerre
implacable veille et ne laisse pas s'échapper sa proie. Sur un point, à un
carrefour du chemin, les cavaliers de la Savoie meurent avec trop de fermeté
pour que leur sacrifice ne cache pas quelque mystère. Auberjon de Maley a
ménagé son cheval et, faisant un contour, il se précipite dans la campagne
appelant à lui les Dauphinois. Il voit au loin un groupe qui se dérobe, le
rejoint, l’attaque et porte sa main couverte de sang sur un homme pâle, fou de
douleur et qui ne sait ni se défendre ni se nommer. A cette couronne, à ces
armes, à son désespoir surtout, Maley a bientôt reconnu la plus grande
infortune de la journée; il s'enivre à la pensée de la riche proie dont il
vient de s'emparer. Mais il ne peut la conserver seul et les serviteurs
dispersés menacent de venir la lui disputer. Il appelle encore et Tournon
accourt avec quelques cavaliers. Tous ensemble se saisissent du noble comte, se
le disputent, prétendent chacun en avoir fait la conquête et finissent par
faire un accord. Maley l'avait pris, on en convient, mais il ne pouvait le
garder ; Tournon exige la moitié de la rançon et de l'honneur, Maley consent.
On arrache l’armure du jeune prince, on lui enlève le casque qui protégeait sa
fière tête et cachait ses nobles traits ; on le dépouille, chemin faisant, et
on l'entraîne avec violence vers les Dauphinois qui croiront à peine à un
triomphe aussi complet.
Cependant la grande armée n'est pas toute anéantie çà et là
on combat encore et quelques Allemands, quelques Savoisiens tiennent
vaillamment tête à l'ennemi. Le vieux Guillaume de Boczezel a vu de loin le
malheur de la Savoie.
Il appelle son fils dans la mêlée ! « Ah ! Hugues ! L’on emmène
prisonnier le comte Edouard, ton seigneur et le mien ! tost, tost après
lui, car je suis viel et feble, et durement blessé, pourquoy n'y pourroye
aller. » Hugues vole à la voix de son père. Entremonts le suit, tous deux
atteignent les Dauphinois, les chargent et délivrent le malheureux souverain
qui n'a ni la force ni le courage de dire merci à ses libérateurs.
A son tour le sire de Tournon appelle; à son tour il envoie
un cavalier à un vaillant baron qui poursuivait non loin de là les Savoisiens
et implore son secours - « Ah ! seigneur de Sassenage ! accourez vile ; le
comte de Savoie était prisonnier et on essaye de le délivrer. A la rescousse,
Sassenage, menons le comte de Savoie au Dauphin. » Mais Le sire de Sassenage
ne comprend pas ce pressant appel ; il brusque le cavalier qu'on lui envoie ;
s'emporte avec violence de ce qu’on arrête son courage et jure que rien ne
l'empêchera d'exterminer les vaincus.
Naguère, à Paris, le jeune et brillant comte de Savoie avait
sauvé les jours de l'imprudent baron de Sassenage sans se douter que bientôt
celui-ci, reconnaissant, lui conserverait à son tour la vie et la couronne, au
risque d'attirer sur sa tête toute la colère et la vengeance du Dauphin.
Pendant que Tournon crie vainement et appelle sans être
entendu. Auberjon menacé veut défendre sa conquête, mais il a trouvé des lances
trop puissantes pour son bras. Boczezel et Entremonts le renversent, le jettent
sur la poussière et, le laissant expirant, mettent le prince sur un cheval, le
maintiennent entre eux et, après des peines infinies, lui font traverser les
marécages et la rivière. Edouard n'a plus conscience des événements; il
s'abandonne à ses conducteurs, se livre à leurs soins et sait à peine qu'il se
trouve en sûreté dans les murs du château de Pont-d'Ain.
Mais à présent que le prince est à l'abri, à présent que nul
danger ne le menace, l'honneur appelle les deux vaillants guerriers sur le
champ de bataille où meurent leurs frères. Le sang de la Savoie coule à flot.
Là-bas, les Savoisiens tombent sous les coups des Dauphinois; le devoir est
inflexible, on ne transige pas avec lui; là est leur place. Le secours qu'ils
ont donné à leur souverain ne doit pas ressembler à une fuite; à grand'peine, à
grand danger, ils retraversent la rivière; au trot de leurs chevaux épuisés,
ils reviennent où ils entendent d'horribles clameurs, se rangent à côté de
leurs frères vaincus, supportent avec eux l'effort irrésistible de l'ennemi,
luttent jusqu'à l'épuisement de leurs forces; mais la mort ne veut pas
couronner leur dévouement; ils succombent, et pourtant ne sont que prisonniers.
Boczezel, Entremonts, et toi vaillant inconnu, pauvre Brabançon tombé si loin
de ton pays, que n'ai-je la plume d'or des poètes pour immortaliser votre
gloire ! J'ai vu le champ de bataille où vous avez montré tant d'héroïsme et de
grandeur; mon cœur qui a connu la peine amère s'est de nouveau brisé au
souvenir de votre magnanime vertu, et, ramenant mes regards sur les coutumes
prudentes de notre âge, j'ai gémi pour mon pays en pensant que l'exemple d'une
époque barbare ne serait jamais plus suivi.
Avec Boczezel, avec Entremonts, se trouvaient prisonniers
les plus grands seigneurs, les plus vaillants capitaines de l'armée. La
victoire des Dauphinois était complète, la défaite des Savoisiens profonde et
désespérée. à la nuit, on eût pu voir, sous la garde d'une escorte formidable,
s'éloigner dans la direction du Rhône et du Dauphiné, Robert de Bourgogne et
trois de ces plus vaillants écuyers ; le comte d'Auxerre et plusieurs puissants
seigneurs de ses domaines ; Guichard de Beaujeu avec Hugues de Marzé et Girard
de Chintré, ses hommes, captifs et prisonniers comme lui; Humbert de Beaujeu,
chanoine de l'église de Lyon, si cruellement blessé dans la bataille qu'il
mourut à Embrun quelques jours après; enfin l'élite des chevaliers de Savoie,
et parmi eux l'impétueux Galois de la Baume, le sage Amé de Chalant, Guy de
Gorrevod, Luyrieux, Geoffroy-le-Chevelu, Hugues du Chatelard, André de la
Forêt, Guillaume de Montfalcon, Louis de la Palu, Guichard de Travernoy; les
autres dormaient de leur dernier sommeil dans la plaine ou erraient consternés
et fugitifs dans les saulées de la rivière d'Ain, s'égarant dans les marais,
cherchant en vain un gué pour gagner la Bresse et souffrant toutes les
angoisses de la honte et du découragement, de la fatigue et de la faim, pendant
que des cris de joie traversant Ia nuit leur apprenaient que le camp où ils
avaient leur bien, leur fortune, tant de souvenirs d'une famille lointaine,
était tombé aux mains des Dauphinois.
Les richesses accumulées dans les tentes opulentes des
seigneurs de la Bourgogne, les armes et les bagages des Auxerrois, des
Allemands, des Suisses, des Savoisiens, coursiers, ornements, bijoux, riches
étoffes, butin de toute sorte, tout fut la proie du Vainqueur. Les soldats, les
gens du populaire eurent une occasion peu commune de s'enrichir. Plusieurs
jours après la bataille, les routes étaient encore couvertes de chars qui
conduisaient en Dauphiné les dépouilles des malheureux vaincus. Quand la nuit
eut arrêté le massacre et sauvé les derniers débris de la Savoie, le Dauphin
gravit les collines encombrées d'armes et de machines abandonnées ; il traversa
les ruines du château de Varey, les fossés pleins de cadavres, les murailles
témoins de si furieux assauts, couronnées aujourd'hui d'une si brillante gloire
et vint se jeter dans les bras de l'auguste vieillard qui s'était défendu avec
tant d'éclat.
Les nobles alliés du Dauphin s'empressèrent d'ajouter leurs
félicitations à celles du souverain et le bruit des fêtes retentit dans ces
murs la veille remplis d'alarmes, sous ces voûtes ébranlées naguère par des
projectiles meurtriers.
Pendant que les princes resserraient à Varey les liens de
leur alliance, partageaient les dépouilles et faisaient conduire les
prisonniers sur l'autre rive du Rhône, l'épouvante se répandait dans la Savoie;
on disait sa noblesse anéantie, l'armée détruite, des richesses immenses
perdues, le comte en fuite, peut-être mort ; des bruits exagérés
trouvaient créance, on voyait déjà la Savoie partagée entre les vainqueurs; on
s'informait des morts, des prisonniers et toutes les familles pleuraient dans
l'attente des plus grands malheurs.
La défaite était grande en effet. Le désastre profond.
Pendant de long jours on fut sans nouvelles du comte Edouard, puis on a apprit
qu'il s'était rendu en Bourgogne pour solliciter des secours de son beau-frère;
peu après qu'il était allé en Bretagne auprès de son gendre, époux, depuis
cette année, de la jeune Marguerite de Savoie, enfin qu'il était à Paris où il
cherchait à mettre le roi dans ses intérêts. Mais la coupe était pleine, le
chagrin avait épuisé ce corps robuste; languissant, anéanti, celui qui naguère
était le superbe, l'intrépide souverain de la Savoie prit la fièvre du désespoir
et, après quelques jours de maladie, rendit son âme à Dieu, ne laissant qu'une
fille, Marguerite de Bretagne, autre cause d'inquiétude et de trouble pour le
pays; le corps du prince fut embaumé et conduit à Haute-Combe où il trouva,
auprès de ses prédécesseurs, la paix et le repos dont il n'avait jamais goûté
de son vivant.
Pendant ce temps, le Dauphin profitait de ses avantages. Au
sire de Beaujeu, cause de la guerre, il prenait tout ce qu'il pouvait lui
enlever de ses États. Les places fortes de la Dombes, un impôt écrasant pour le
Beaujolais rachetèrent la liberté du grand guerrier, et si la postérité lui a
conservé ses titres de gloire, elle n'a pas oublié qu'il fit la ruine du pays.
La bataille de Varey fut un des plus remarquables événements
de l'histoire du Bugey; son souvenir embellit et poétise cette charmante
vallée; les larmes ont séché, le sang ne souille plus la terre; Savoie, Dauphiné,
Bresse et Bugey, tout est France aujourd'hui et, en écrivant ces annales, en
rappelant ces grands combats, si on gémit sur ceux qui succombèrent, on doit se
garder de maudire le vainqueur…
Posté le 18-05-2016 22:23 par Jimre
Varey
Château fort avec belle vue sur l’Ain et la Côtière, complètement restauré vers 1868 ; c’est le plus beau reste de la féodalité dans le dépt de l’Ain. On y voit une grande partie des fossés, les murs d’enceinte et le donjon qui est à peu près intact ; on y remarque une belle salle de fêtes avec sa grande cheminée et ses meubles en chêne massif, la cour de justice, les oubliettes, des escaliers pratiqués dans l’épaisseur des murs, etc.
Très ancienne seigneurie possédée dès le XIIe. siècle par les sires de Coligny, puis par les comtes de Genève. En 1325, Edouard, comte de Savoie tenta vainement de s’emparer du château, il livra une grande bataille et vit son armée presque anéantie par Guigues V, dauphin du Viennois, venu au secours de la place.
Le 5 janvier 1354 il fut cédé à la Savoie en échange d’autres terres et possédé dans la suite et successivement par les familles de Chalant, de Divonne, de l’Aubépin, d’Ugnie, de Beaurepaire, Dervieu.
Sources:
Photos:
- Jimre (2013)
Posté le 17-11-2013 16:13 par Jimre